Lorsqu’Albert Camus séjournait dans l’ancienne magnanerie qu’il s’était achetée dans le Luberon, après son prix Nobel, il saluait sa voisine avant de se mettre au travail, partageait avec elle une tasse de café, prenait son apéritif, plus tard, à la terrasse du restaurant Ollier, discutait avec le serveur et la patronne, avec le forgeron du village aussi et d’autres. J’avais déjà lu ça à 15 ans, je ne sais où. On ajoutait que, lorsqu’on interrompait ces conversations pour lui signaler une communication téléphonique importante de Paris, il demandait qu’on le rappelle car il était en train de parler lui-même, à ce moment précis, disait-il, avec des gens importants. J’avais d’autant plus apprécié la plaisanterie que je fréquentais, moi aussi, depuis toujours, des gens importants. Des cafetiers et forgerons, comme lui, dans ma famille d’artisans et petits commerçants, des paysans aussi dans la quincaillerie de mes parents, beaucoup d’ouvriers enfin parmi les amis de mon père. Les hasards de la vie et le désir que j’avais de gagner sans attendre la mienne pour la mener comme je l’entendais, écrire et rien d’autre, ont fait qu’à 20 ans, j’ai rejoint les rangs des amis de mon père. Je faisais désormais, moi-même, partie des gens importants, vivais parmi eux, neuf heures et demi par jour, cinq jours par semaine, dans la chaleur et la poussière. Ce qui, rapidement, m’a paru très fatiguant, bien trop pour avoir le courage, le soir et les week-ends, de m’asseoir à ma table d’écrivain. Je me suis donc mis en quête d’un emploi qui me laisserait de l’énergie pour écrire. Je quittais l’usine pour d’autres horizons certes, ceux de l’écriture, plus solitaires, mais pas ceux avec qui je venais de partager deux années de ma vie, j’avais été parmi eux, je resterais avec eux, solitaire, solidaire, Camus toujours.
Lire la suite