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La lutte par l’écriture

  La lutte par l’écriture
Texte paru dans Libération le 27 mai 2014 à 18h46

Dans les jours qui viennent, au lendemain de ces élections européennes, je vais reprendre le chemin du centre médico-psycho-pédagogique lillois où j’anime, depuis dix ans, un atelier d’écriture, y retrouver ces adolescents en grande difficulté scolaire et sociale qu’une vingtaine de personnes (médecins, travailleurs sociaux et animateurs d’ateliers de création) tente de remettre sur les rails. Peut-être les parents de ces adolescents ont-ils, pour certains, voté Front national (FN), je ne sais.

Ce que je sais, c’est que durant ces dix années, j’ai vu, au moins, un de ces adolescents se laisser séduire par les idées d’extrême droite. Il avait 15 ans, était passionné de VTT, les collectionnait. Je lui ai proposé de faire l’inventaire de toutes les pièces mécaniques et autres composant un VTT, lui ai lu, en guise d’exemple, celui que fait Georges Perec, dans Penser/Classer, des objets posés sur son bureau. Je lui ai montré aussi l’exemplaire Folio de Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? J’ai dit quelques mots enfin de la vie de Perec, ses parents morts pendant la Seconde Guerre mondiale, son père au front, sa mère à Auschwitz. Cet adolescent vivait seul avec la sienne. Il a écrit cet inventaire quasi exhaustif en trois séances, est allé chercher sur Internet ce qui lui manquait, vérifier l’orthographe de nombre de mots. Je l’ai aidé, nous avons plaisanté. Quelques mois plus tard, il est arrivé en atelier cheveux ras, chaussé de rangers et tout habillé de noir. J’ai appris qu’il se vantait de fréquenter un groupuscule d’extrême droite, faisait du prosélytisme, gagnait à ses idées un garçon un peu plus jeune que lui, lequel soudain écrivait des textes où «il rencontrait de sales tronches d’Arabes et de Roms dans les rues». Je n’avais plus envie de plaisanter, le collectionneur de VTT l’a senti, a quitté l’atelier. Le garçon plus jeune est resté. Sa mère était morte deux ans plus tôt. Je lui ai donné un jour la consigne suivante «L’enfance à partir de là où on l’a perdue», ai lu Perec encore, un extrait de W ou le souvenir d’enfance, cette fois «je ne sais où se sont brisés les fils qui me rattachent à mon enfance… les souvenirs sont des morceaux de vie arrachés au vide». Je lui ai précisé, comme je le fais toujours, que cette seconde, cet instant, ce moment que je lui demandais d’écrire pouvait avoir été positif, un moment où il s’était senti grand pour la première fois par exemple. Il a choisi de raconter son premier voyage en train seul, à 12 ans. Ce court texte se termine par la description de sa mère demeurée sur le quai et s’éloignant jusqu’à disparaître. Ce garçon a continué de fréquenter l’atelier pendant une année encore, n’a plus jamais écrit avoir rencontré de sales tronches dans les rues. Nous nous sommes quittés amis. J’anime ces ateliers une douzaine d’heures par semaine, suis parfois fatigué, me dis que je pourrais gagner ma vie d’écrivain autrement, répondre à des commandes, faire des résidences lointaines. Je pense, en ce lendemain d’élections européennes, que ça n’est vraiment pas le moment. J’avais noté dans un carnet, il y a longtemps, une phrase de Jorge Amado dans Capitaines des sables. Je l’ai relue pour me donner du courage : «Ni la haine ni la bonté, seule la lutte.»