L’Explosion
18 septembre 2011, 07h16
On appelle surhumaines les tâches que les hommes mettent longtemps à accomplir, voilà tout. Albert Camus, Les Amandiers.
J’ai souvent entendu parler dans mon enfance d’une explosion de machine à vapeur lors d’un battage de blé à Beaulieu, le bourg de l’ouest où mes grands-parents maternels ont vécu toute leur vie.
La déflagration avait été entendue à des kilomètres et fait plusieurs morts. Je n’avais jamais cherché à en savoir plus. Ce n’est que récemment, parce que ma mère, bien que souffrant depuis plusieurs années de la maladie d’Alzheimer, s’est souvenue, contre toute attente, de cet évènement, que je me suis intéressé à cette histoire.
L’aînée de mes tantes, seule membre de la famille résidant aujourd’hui encore à Beaulieu, m’a indiqué le lieu exact de l’accident, une petite prairie située à une centaine de mètres du café tenu par mes grands-parents à l’époque. Cette ancienne aire de battage, placée aujourd’hui en partie sous l’ombre d’un cerisier, est bordée par les bâtiments de l’ancienne ferme, le Grand Logis, devenue simple habitation, et quelques garages, pavillons et maisons de bourg dont l’une, recrépie de neuf, où ma tante a vécu dans les premières années de son mariage. Les seules traces que l’on peut trouver sur place de l’explosion sont, peut-être, un vieux puits à moitié détruit et les restes d’un mur en ruines envahi de ronces contre lequel s’empilent une centaine de tuiles rouges.
C’est également ma tante qui m’a fourni les photos et articles de presse de l’époque, le texte d’une chanson aussi écrit anonymement quelques mois après l’évènement, comme c’était la coutume, peut-on lire dans une note de présentation, pour diffuser l’information et la garder en mémoire, un dossier encore, rédigé en 1994 par la nièce d’une des victimes à l’occasion de la commémoration du soixantième anniversaire de l’accident et une histoire de la commune publiée au début des années 2000.
Le 30 juillet 1934, en début d’après midi, la machine à vapeur qui entraîne depuis le matin la batteuse à blé dans la cour du Grand Logis, explose. Sept personnes sont tuées sur le coup : l’entrepreneur de battage, à qui appartient le matériel, ses deux aides- mécaniciens, deux agriculteurs de la commune, un jeune homme originaire d’une localité proche et une fillette de douze ans. Parmi la demi-douzaine de blessés, deux ne survivront pas : un vieillard venu aider en voisin et un soldat en permission.
Les photos de presse montrent pour la plupart l’aire de battage dévastée. Sur l’une, on reconnaît les restes de la machine à vapeur, essieux, roues et chaudière. Au deuxième plan, on aperçoit la batteuse et la meule de paille, le sommet de la première entièrement arraché, celui de la meule de paille noirci par un début d’incendie. Sur une autre photo, figurent les restes d’un bâtiment dont le toit, la charpente et l’un des murs se sont effondrés. Deux hommes portant un brancard de fortune tapissé de paille, le premier en casquette et longue blouse grise d’instituteur, le second en chemise claire et canotier, sont le sujet d’une troisième photo. Sur une quatrième on voit des corps alignés sur le sol d’une pièce nue, certains recouverts de draps blancs, d’autres de couvertures sombres. Ces derniers semblent plus courts.
On trouve dans les articles les mots horreur, frayeur, stupeur. Le bilan est effroyable. Les corps sont méconnaissables, déchiquetés, l’un même décapité, il est précisé qu’il s’agit de celui de la fillette passant par là pour aller donner à boire aux travailleurs.
La chanson parle, elle, de soleil radieux sortant des brumes, de moissons aux teintes de vermeil, de gerbes poudreuses, vin clair, paille mordorée et graines dorées, d’amitié aussi et de solidarité, tout cela et les hommes broyés, devenus hideuse matière, par l’explosion de la chaudière.
Le dossier rédigé en 1994 reprend l’essentiel des informations parues dans la presse en y ajoutant que ce 30 juillet 1934, depuis le milieu de matinée, la machine à vapeur tousse et ronfle bizarrement. Mais rien d’alarmant, poursuit la rédactrice, et chacun continue sa tâche dans la bonne humeur.
Dans l’article du Courrier de l’ouest relatant la cérémonie de commémoration, le bizarrement devient anormalement, hausse de quelques degrés dans l’échelle du danger qui amène le journaliste à préciser qu’un groupe d’enfants, venu admirer « la bête » vers midi, comme le voulait la tradition, a aussitôt été éloigné. A la fin de son papier, il appuie la demande de quelques habitants, d’apposition d’une plaque, dénomination d’une rue ou toute autre initiative avant de conclure que les victimes du travail ont aussi le droit de figurer au mémorial de l’histoire des hommes !
L’ouvrage consacré à l’histoire de la commune, publié sept ans plus tard, précise que cette demande n’a toujours pas été satisfaite.
Intrigué qu’il ne soit question nulle part des causes de l’explosion, j’ai interrogé ma tante. Elle m’apprendra que le bruit anormal fait par la machine à vapeur aura été jugé suffisamment inquiétant pour que le forgeron du bourg soit alerté en tout début d’après-midi, que l’artisan ne devra son salut qu’à l’étape qu’il fera auparavant au café de mes grands-parents puis, à court d’informations, m’adressera à l’un de ses amis.
A ma demande, cet ancien paysan m’expliquera d’abord le fonctionnement d’une machine à vapeur, la chaudière en son cœur alimentée sans interruption de charbon et de bois pour chauffer un réservoir d’eau, cette dernière transformée en vapeur et envoyée dans un cylindre jusqu’à un piston actionnant une bielle et le volant d’entrainement d’une longue courroie reliée à la batteuse, la faisant tourner. Ce système, ajoutera-t-il, mis en sécurité par un jeu de soupapes permettant d’évacuer la vapeur de temps à autre et diminuer la pression.
Il resituera le contexte ensuite, les huit exploitations agricoles que compte Beaulieu à cette époque, les battages regroupés sur une semaine, chaque agriculteur consacrant la quasi-totalité de son temps, exception faite de la journée ou demi-journée qui lui est réservée, aux sept autres, à titre de réciprocité. Il précisera que seule la prestation de l’entrepreneur de battage est payante. Puis il racontera.
Le Dimanche 29, en fin de journée, la machine à vapeur tombe en panne. Le réparateur du chef lieu de canton, venu la chercher le soir même, en laisse une en échange pour travailler le lendemain, comme prévu, la moisson du Grand Logis. Le lundi matin, l’entrepreneur de battage et ses aides-mécaniciens constatent que ce matériel d’emprunt manque de force. Une solution est trouvée : poser des briquettes de charbon sur les soupapes de sécurité afin d’en ralentir le fonctionnement et ainsi conserver la vapeur plus longtemps dans le circuit pour augmenter la pression et la puissance du moteur.
En ce début d’après-midi, l’entrepreneur est passé jeter un œil sur l’installation. C’est au moment précis où il se penche sur la machine que l’explosion se produit. Ses deux aides-mécaniciens se tiennent à proximité. Ils sont projetés tous trois à une dizaine de mètres, l’entrepreneur contre le mur d’une maison voisine, l’un des deux autres sur le toit d’une voiture garée à proximité. Ils sont probablement les corps méconnaissables dont parlent les journaux.
Le moteur, propulsé en diagonale vers le ciel, arrache le sommet de la batteuse et fauche les trois hommes travaillant dessus, le premier à l’approche des gerbes, le deuxième à la coupe des liens, le troisième à l’étalement du blé sur le plan incliné qui conduit à l’engrenage. Ils sont les corps déchiquetés.
C’est le volant d’entraînement de la courroie principale, arraché de son axe et projeté horizontalement, qui décapite la fillette.
Le souffle fait voler en éclats les vitres des maisons alentour, éventre des murs, soulève des pans entiers de toiture. Celle de l’étable voisine s’effondre sur un cheval et le tue, avant qu’une pluie de braises, en provenance de la chaudière brisée en deux, mette le feu au bâtiment.
Si je ne peux qu’imaginer, montant dans le silence étrange qui suit l’explosion, les premiers gémissements des blessés mêlés aux crépitements de l’incendie naissant, le regard incrédule aussi de ceux que le souffle a jetés à terre reprenant leurs esprits, je sais par contre les derniers battements de cœur de l’entrepreneur résonnant contre le mur sur lequel il vient de s’écraser. L’ami de ma tante abattra trois fois son poing sur la table de la cuisine où il me reçoit pour me les faire entendre, faisant trembler, au passage, tasses de café et verres d’eau de vie, reproduisant exactement, comprendrai-je, le récit entendu, des années plus tôt, de la bouche de son grand-père, maire de la commune à l’époque et le premier arrivé sur les lieux.
Je saurais aussi, par lui, le panache de fumée noire au-dessus du Grand Logis, les femmes, celles qui avaient leur homme sur place, arrivant l’une après l’autre, errant au milieu des décombres, le propriétaire de la maison contre laquelle s’est écrasé le corps de l’entrepreneur (celle-là même où a vécu ma tante) demeurant assis sur son seuil une partie de l’après-midi, la tête entre les mains, incapable de répondre aux questions des journalistes, les pièces métalliques retrouvées dans tout le bourg, l’une dans un champ à plus de deux kilomètres, les centaines de curieux encore, un millier peut-être, venus de toute la région, défilant pendant plusieurs jours sur les lieux de l’accident, le cordon de gendarmes mis en place le jour de l’enterrement en présence des maires des communes avoisinantes, du préfet et d’un représentant de l’évêché.
Je saurais enfin et surtout que les soupapes, trop fortement calées, ne fonctionnaient plus et que, malgré cela, dit précisément mon interlocuteur dans l’entretien, ils chauffaient, chauffaient, chauffaient. Je l’ai rappelé en cours d’écriture pour lui demander si ce ils désignait bien les deux aides-mécaniciens, il me l’a confirmé. Je lui ai demandé également qui, véritablement, avait décidé de caler les soupapes. L’entrepreneur, m’a-t-il répondu, lui et lui seul. Alors que j’attirais son attention sur sa responsabilité donc, entière, il a parlé de la crise à l’époque, de ces locations de matériel de battage qui rapportaient peu, ajouté que probablement cet homme avait tout fait pour ne pas perdre une journée de travail et conclu que de toute façon il en était mort, ce qui avait empêché toute forme de procès.
Si je comprenais, lui-ai-je dit à la fin de notre conversation, l’attitude des aides- mécaniciens, aux ordres, je ne saisissais pas pourquoi, par contre, aucun des batteurs, la plupart paysans, hommes libres, eux, voulais-je croire, n’avait décidé, suite aux signes évidents de dysfonctionnement de la machine à vapeur, de suspendre le battage et d’exiger du matériel adapté. Par ignorance, m’a-t-il répondu sans appel.
Sur une dernière photo prise le lendemain de l’explosion, on voit un homme coiffé d’un chapeau de paille, vêtu d’une chemise claire et d’un pantalon de velours tenu par de larges bretelles. Il se tient debout au milieu de l’aire de battage dévastée, mains sur les hanches, légèrement courbé, épaules basses, tête inclinée vers le sol. On devine que son regard est perdu dans le vide.
A l’heure où j’écris ces lignes, au printemps 2011, je pense à d’autres hommes, en Grèce et en Espagne, qui relèvent la tête, eux, pour tenter d’arrêter la folle machine (à « faire du blé » bien sûr) que des entrepreneurs d’un autre genre ont lancé depuis quelques années à plein régime au risque d’une gigantesque explosion dont on peut être certain qu’elle les laissera, pour leur part, indemnes. Je pense surtout qu’à Beaulieu ou ailleurs, au cœur de la vieille Europe, plus personne ne peut aujourd’hui se prétendre ignorant.
J’ai emmené ma mère voir l’ancienne maison de ses parents en ce même printemps 2011, rendre visite à sa sœur aussi, pour tenter de garder vivants, le plus longtemps possible, les quelques souvenirs qui lui restent. Nous sommes allés jusqu’à la petite prairie, le cerisier était couvert de fleurs blanches.
« Quand j’habitais Alger, je patientais toujours dans l’hiver parce que je savais qu’en une nuit, une seule nuit froide et pure de février, les amandiers de la vallée des Consuls se couvriraient de fleurs blanches. Je m’émerveillais de voir ensuite cette neige fragile résister à toutes les pluies et au vent de la mer. Chaque année, pourtant, elle persistait, juste ce qu’il fallait pour préparer le fruit. » Albert Camus, Les Amandiers.
Heuliez intime
07 janvier 2010, 11h17
Dans la quincaillerie de mes parents, deux catégories de clients : les paysans et les ouvriers de chez Heuliez. Je me souviens des mains épaisses des premiers, de leurs visages parfois, de quelques noms. Rien dans ma mémoire concernant les seconds, pas un corps et juste un nom : « Les Heuliez ». Un jour de l’hiver 1970, mon ami R les a rejoints. Sa fierté l’année suivante de me montrer dans le journal local une photo de la version Heuliez et luxe de la Citroën SM : Sièges et panneaux de porte recouverts de daim, toit équipé de lamelles rétractables pour rouler cheveux au vent… Au réfectoire de l’institution privée où je fais mes études secondaires, un élève de terminale retire la chaise sur laquelle je suis en train de m’asseoir. Je m’écrase lourdement sur le sol et me fracture le coccyx. Gravés dans ma mémoire, le visage hilare du finaud, ses grosses lunettes d’écaille, son nom aussi, celui de la célèbre famille, un neveu, je crois. A vingt ans, désireux de gagner ma vie pour la mener comme je l’entends, j’envisage de prendre un emploi chez Heuliez, succombe finalement à l’appel du grand large, choisis une usine de constructions nautiques implantée dans un bourg voisin. Des bus Heuliez, dans la plupart des villes où j’ai habité. Mon amie G a épousé l’employé d’un soustraitant Heuliez. Sa soeur un technicien Heuliez. Son fils une ouvrière Heuliez. Le premier est mort, le deuxième à la retraite, la troisième a été licenciée il y a quelques mois. Lorsque venant de Cholet, on contourne Cerizay pour aller vers Bressuire, on longe pendant un bon kilomètre les Ets Heuliez. Je n’ai pas vu depuis un an l’ombre d’un ouvrier aux abords des grands bâtiments. Quelques dizaines de voitures neuves sur le parking dont je me demande toujours si ce sont elles les fameuses, les électriques, celles par qui le salut adviendra. Une petite route longeant une vaste propriété. Des hectares de champs et de bois. Le souvenir d’avoir aperçu des chevaux un jour. Au bout de la route, une place de village sur laquelle on peut admirer la statue d’une femme au corps svelte, en pantalon et bottes de cavalière, hommage personnel de l’ex Président Directeur Général d’Heuliez à son épouse disparue. Quand je lis dans la presse la relation d’une lutte syndicale ici ou là, contre des licenciements, une fermeture ou délocalisation d’usine, je pense toujours à ce fils d’industriel disant un jour en classe de philosophie que les ouvriers n’ont vraiment pas conscience de tout ce qu’on fait pour eux.
Heuliez intime -2-
14 février 2010, 21h29
Un dimanche glacé de janvier 1972, je me promène avec mon ami R sur une plage de Noirmoutier. Il parle de son travail chez Heuliez, de la chaleur, du bruit des meules, de l’épuisement, des chefs, de la crainte, dit que les ouvriers de son atelier ont une quarantaine d’années, que certains sont là depuis l’âge de seize ans, qu’il ne veut pas être comme eux. Je voudrais lui parler d’espoir, ne trouve pas les mots. Je les trouve le soir dans L’Eté d’Albert Camus, “Les Amandiers” et les recopie pour lui. Quand j’habitais Alger, je patientais toujours dans l’hiver parce que je savais qu’en une nuit, une seule nuit froide et pure de février, les amandiers de la vallée des Consuls se couvriraient de fleurs blanches. Je m’émerveillais de voir ensuite cette neige fragile résister à toutes les pluies et au vent de la mer. Chaque année pourtant elle persistait, juste ce qu’il fallait pour préparer le fruit. Un an plus tard, R quitte Heuliez et les Deux-Sèvres pour les Pompiers de Paris. Le souvenir d’un déjeuner chez lui à la caserne. Il est de service. Soudain, la sirène. Je relève la tête, il a disparu. Nous nous perdons de vue. Longtemps des nouvelles par sa mère. Mariage, enfant. Il passe des examens, monte en grade. Fait du sport, beaucoup de sport, le marathon de New-York chaque année. Pendant une année ou deux, la rumeur court de son retour en responsable de la sécurité
incendie d’une grande usine de la région. Depuis qu’il y a le feu dans la grande usine, je clique régulièrement sur « Heuliez actu. ». J’y ai lu que la célèbre famille, actionnaire
majoritaire de l’entreprise et propriétaire de fait, refuse d’investir pour sauver l’emploi des fils, petits-fils et peut-être arrières-petits-fils de ceux qui, en quatre vingt années, ont fait sa fortune. J’y ai lu qu’Heuliez était sauvé. J’y ai lu que ledit sauveur peinait à trouver l’argent et que les pouvoirs publics cherchent désormais un plan B. Il y a plus de vingt ans, j’ai acheté une reproduction de L’Amandier en fleurs de Bonnard. Commencée au printemps 1946, cette toile a été achevée en janvier 1947. D’après le site de Météo France, il y a eu cet hiver-là une intense vague de froid, très précisément pendant dix jours, à partir du 22 janvier. Bonnard est mort le 23. On dit qu’il a retouché L’Amandier jusqu’à la fin, n’a eu de cesse de rajouter des fleurs, du blanc.
Heuliez intime – 3 –
07 avril 2010, 16h47
S., licenciée en mai 2009 : « En 1995, au moment de la Citroën Xantia, pour la première fois Heuliez a recruté des femmes. J’ai été une des premières. On était aux petits soins avec nous,jusqu’à nous donner un savon plus doux que celui des hommes pour ne pas abimer nos mains. C’était quelque chose Heuliez à cette époque, la sécurité de l’emploi, une prime d’ancienneté, le treizième mois. Mon travail c’était de mettre dix litres de carburant dans le réservoir de la voiture et de remplir le circuit hydraulique. Après les roues étaient posées et le moteur pouvait tourner. On avait la possibilité de remonter la chaîne, de prendre un peu d’avance, le temps de fumer une cigarette. Quand il passait dans l’usine, Gérard Quéveau, le patron, n’avait pas peur de venir nous serrer la main, c’est vraiment important ça pour un ouvrier. Au bout de dix huit mois, nos contrats terminés, on a été repris en intérim. J’ai continué comme ça pendant un an et demi, jusqu’à la fin de la Xantia. J’ai été réembauchée pour la mise en fabrication de l’Opel, fin 2001. Au début, j’ai travaillé sur les articulations du coffre puis la pose des pare-brise. Après, je suis devenue « jockey », je déplaçais jusqu’à 200 voitures par jour d’un endroit à l’autre de l’usine. On en profitait pour détecter les bruits anormaux. Il fallait être vigilant parce que les contrôleurs de chez Opel étaient intraitables. Heuliez acceptait tout parce qu’on avait besoin de travail. Le fils de Gérard, Paul, le nouveau patron, ne nous saluait pas. C’étaient des mauvaises conditions pour tout le monde. En 2005, j’ai eu un enfant et pris un congé parental. Je suis revenue début 2009. Il n’y avait plus rien à faire. On passait notre temps à nettoyer et repeindre les bâtiments. On a tout fait, les postes de gardiennage, les soubassements des toits, un réfectoire. Ma dernière occupation a été d’effacer les bandes blanches délimitant les zones de fabrication sur le sol de l’usine. On avait un pot de décapant de cinquante litres, un produit horrible, irrespirable. On travaillait sans masque, juste avec une spatule, mains nues. » Cerizay, Avril 2010.
Heuliez intime – 4
26 mai 2010, 21h24
Le dimanche 11 avril 2010, un camion était garé sur le terre-plein devant l’entrée de l’usine. La remorque était vide, ses deux portes arrière largement ouvertes. On apercevait le chauffeur à l’intérieur, assis, seul, devant ce qui m’a semblé être une caisse en bois renversée. La semaine suivante étant chômée aux Ets Heuliez, j’ai imaginé cet homme restant là huit jours, sous le soleil, dans l’attente d’un hypothétique et miraculeux chargement. J’ai pris quelques photos à travers le grillage clôturant le site, du parking désert, des grands bâtiments verts, d’un compteur numérique affichant, au fronton de l’un d’entre eux, le nombre de véhicules électriques sortis des chaînes : 6419. Je suis passé, plus tard, devant la propriété d’Henri Heuliez, le patron historique du groupe. Seul un grillage la sépare de l’extérieur. On aperçoit une pelouse montant en pente douce, de hauts arbres, certains dépourvus de feuilles, des buissons épars. Les deux grilles en métal vert du portail d’entrée étaient largement ouvertes. Le chemin, de terre et gravillons, bifurque, au bout d’une cinquantaine de mètres, vers ce qu’on imagine être la vaste demeure de l’ex maître des lieux disparu en 1996. Depuis le décès
de son épouse en 2007, la maison est abandonnée. De retour à Lille, j’ai repris les consultations quasi quotidiennes de mon « Heuliez-actu », y ai suivi la valse des repreneurs, petites phrases, hésitations et déclarations diverses. J’y ai vu surtout le soir du 17 mai que les choses s’étaient accélérées, lu qu’à 12h21, Le Monde annonçait le probable dépôt de bilan d’Heuliez, qu’à 12h59 lesechos.fr le prévoyait imminent, qu’à 13h27, pour France Info, c’était fait, qu’à 17h20 l’AFP démentait la nouvelle, la direction d’Heuliez ayant renoncé une nouvelle fois à faire la démarche instamment réclamée par le mandataire provisoire, qu’à 20h01, Le Figaro appelait cela jouer la montre. Le temps s’est arrêté depuis le 21. L’équipementier est, pour la deuxième fois en un an et pendant six mois, en redressement judiciaire. « Les Heuliez » ont pu toucher leur salaire d’avril. Je ne suis pas retourné dans les Deux-Sèvres. Peut-être y a-t-il un autre semi-remorque garé devant l’usine, un autre chauffeur, assis, seul, sous le soleil. Le compteur affiche probablement toujours 6419 au fronton du grand bâtiment vert.